Ce 8 mai célèbre le centième anniversaire de la naissance de Saul Bass, l’un des designers graphiques les plus influents du XXe siècle. Portrait d’un géant, père de l’affiche moderne, inventeur du générique de film et concepteur de logos emblématiques, qui changea le visage du design graphique.
par Nathalie Dassa.
Marquer la rupture, c’est sans doute le meilleur signe distinctif des génies. Saul Bass (1920-1996), originaire du Bronx, New York, fait partie de ces géants américains parvenus à rompre avec les habitudes et la conformité des années 50. Il lègue une œuvre majeure, qui a donné un ton, une couleur, une direction et un pouls à un style devenu les fondements de la culture graphique et visuelle contemporaine. Influencé par le constructivisme russe et le Bauhaus, acquis au Brooklyn College auprès de György Kepes, il en a gardé l’attrait pour les silhouettes tranchées, les lignes brisées, le minimalisme, l’esthétique moderniste. Alors que Vertigo s’affiche en format géant dans l’open space de Grizzli, il est temps de rendre hommage à cette légende, qui aurait eu cent ans ce 8 mai 2020 et dont la carrière prolifique révolutionna le langage visuel grâce à ses logos inaltérables, ses affiches avant-gardistes et ses génériques de films liminaires et audacieux.
Histoire de logos : « Le design, c’est penser le rendu visuel »
Il est dit que la durée de vie moyenne d’un logo de Bass est supérieure à 34 ans et que la raison principale de sa refonte émane de la disparition ou de la fusion d’une entreprise. C’est peut-être là la plus grande force de ses créations iconiques : leur longévité, sans subir d’importantes modifications, à l’image de Girl Scouts, United Way, Kleenex, Quaker. Sans le savoir, son travail nous entoure, parvenu à nous toucher en un visuel.
Vidéo de présentation du logo Bell en 1969.
Impact au cinéma : « Symboliser et résumer »
Au mitan des années 40, Saul Bass décide de quitter New York, et ses contraintes créatives imposées, pour la Californie, afin de répondre à son imagination en ébullition, et fonde la décennie suivante son propre studio, Saul Bass and Associates. Le réalisateur Otto Preminger va lui permettre de changer radicalement la donne en lui proposant d’imaginer les affiches et les génériques de quinze de ses films. « Symbolize and summarize » est sans doute l’une des citations les plus mémorables de Saul Bass qui définit ici parfaitement toute son oeuvre.
Si son premier rendu sur Carmen Jones en 1953 et sa rose enflammée impressionne, c’est avec L’Homme au bras d’or (The Man With the Golden Arm) en 1955 que Saul Bass jette les bases de la grammaire du générique connu aujourd’hui. Avec cette ouverture immersive, il conditionne le public et donne enfin une vie aux crédits statiques de l’époque, habituellement projetés rideaux fermés. Au rythme de la musique d’Elmer Bernstein, il crée ainsi un assemblage de lignes en mouvement avec un bras déformé, brutalisé, représentant cet apprenti batteur de jazz, accro à l’héroïne, incarné par Frank Sinatra. Un symbole graphique et émotionnel qui préfigure l’enjeu dramatique à venir, avec des codes visuels posés entre forme découpée et typographie cinétique.
Ce précurseur du motion design fait ainsi du générique un spectacle, « un mini-film dans le film », comme l’évoquera Martin Scorsese, tout en servant à unifier et à conduire l’ensemble des campagnes promotionnelles. Une approche pionnière et unique qui encouragera d’ailleurs Preminger à envoyer ses bobines de films (Bonjour Tristesse, Exodus, Autopsie d’un meurtre, Bunny Lake a disparu, Des amis comme les miens…) avec une note : « Projectionniste : tirez le rideau avant le début des crédits ». L’ère Bass fait sensation.
Minimum de moyens, maximum d’effets
Le tout-Hollywood s’arrache ainsi l’affichiste hors pair et le maître du « title sequences ». Alfred Hitchcock, dont les quarante ans de sa mort ont été célébrés le 29 avril dernier, vient consolider le phénomène avec Vertigo (Sueurs froides, 1958). Gros plan sur un visage féminin, de la bouche au regard, tandis qu’un rouge sanglant imprègne l’écran, emporté dans une spirale infernale qui symbolise le vertige du héros, campé par James Stewart. Le propos viscéral est soulevé dès les premières minutes, et le poster qui l’accompagne achève de troubler les esprits du public. Se succèdent La Mort aux Trousses (North by Northwest, 1959) et bien sûr Psychose (1960) dont les barres horizontales balayent l’écran au rythme d’une séquence staccato, frénétique et obsédante de Bernard Herrmann, à l’image de la psyché fracturée de Norman Bates.
Bass aime diviser l’image avec des horizontales et verticales en conflit et l’utilisation du noir et blanc comme des couleurs vives. Sa collaboration avec le maître du suspense le fait d’ailleurs participer comme consultant visuel et storyboarder à la conception de certaines séquences, notamment celle de la douche. Il en est de même sur Spartacusde Stanley Kubrick qu’il retrouve en 1980 pour l’affiche de Shining dont les concepts sont rejetés.
Saul Bass se paie au fil des années un CV royal, avec Billy Wilder (Sept ans de réflexion), Robert Wise et Jerome Robbins (West Side Story), John Frankenheimer (Grand Prix, Seconds), Stanley Kramer (Un monde fou, fou, fou, fou), James L. Brooks (Broadcast News) ou encore Danny DeVito (La Guerre des Roses).
Au crépuscule de sa vie, Martin Scorsese redonne souffle à sa virtuosité avec Les Affranchis, Cape Fear, Le Temps de l’innocence et Casino. L’Italo-américain, fan de la première heure, dira de lui « Les génériques dévoilent trop ou rien. Saul Bass a fait autre chose. Il crée du mystère, tout en cernant le secret du film ».
Art visuel en héritage
Aujourd’hui, nombreux sont les designers-réalisateurs (Kyle Cooper), les illustrateurs (Mathieu Persan) ou les auteurs de bandes dessinées (Brüno et Fabien Nury dans Tyler Cross) à s’inspirer de son œuvre. Son style se reflète dans divers génériques, comme Se7en, Attrape-moi si tu peux, Kiss Kiss Bang Bang, la série Mad Men ou encore l’affiche de Burn After Reading. Jusqu’en 2011, étonnamment, aucune monographie de cet artisan d’Hollywood n’avait vu le jour.


Saul Bass : A Life in Film & Design, initié par sa fille, Jennifer Bass, et écrit par l’historien du design Pat Kirkham, vient ainsi pallier ce manque. L’ouvrage monumental porte un regard sur son héritage et le processus créatif, contextualisant ses œuvres et analysant chaque projet. Un portfolio pléthorique ancré dans l’imaginaire collectif où l’art, la culture et les influences s’entrechoquent avec intelligence. « Les choses intéressantes naissent quand l’impulsion créatrice est cultivée par la curiosité, la liberté et l’intensité », ainsi se résume tout le talent indémodable de Saul Bass.